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Groupe de Recherche sur l’enseignement de Krishnamurti (GREK) – Non-Dualite


Groupe de Recherche sur l’Enseignement de Krishnamurti
(G.R.E.K.) (première partie) (publié ici avec l’autorisation du GREK)

Informations Mois de mai 1995

G.R.E.K. Groupe de Recherche sur l’Enseignement de Krishnamurti Objectifs de ce Groupe

Le G.R.E.K. est institué comme groupe de recherche universitaire dans le cadre du département des Sciences de l’éducation de l’Université Paris 8 (Vincennes à Saint-Denis) à compter de la rentrée universitaire 1995. Il s’inscrit comme groupe de recherche effectif du Centre de Recherche sur l’Imaginaire Social (C.R.I.S.E.), laboratoire dépendant de l’institution des formations doctorales de D.E.A.. et dépend d’un Groupe plus vaste, le Groupe de Recherche en Anthropologie des pratiques Educatives (G.R.A.P.P.E.) Il vise : – à promouvoir la connaissance de l’approche éducative du philosophe et psychologue d’origine indienne Jiddu Krishnamurti (1995-1986) dont l’O.N.U. va célébrer cette année (1995) le centenaire de la naissance et qui a suscité la création d’écoles ou de centres d’études et de documentation dans divers pays (Inde, U.S.A., Grande-Bretagne, Suisse, France, Belgique, Australie, Canada, Russie, etc.) – à impulser des recherches, dès le niveau de la maîtrise en Sciences de l’éducation et jusqu’au doctorat, sur la nature, la vision du monde, les caractéristiques essentielles, les méthodes pédagogiques des institutions se réclamant de cette approche éducative, les développements actuels dans le monde de cet enseignement. – à susciter la réflexion critique des chercheurs en Sciences de l’éducation sur la vision éducative de Krishnamurti à partir des acquis en Sciences anthroposociales et en philosophie de l’éducation. – à éditer un bulletin d’information sur l’état des travaux de recherche et des rencontres concernant cet enseignement. – à permettre aux étudiants et aux chercheurs de rentrer en contact avec des personnes-ressources dans le monde entier et, éventuellement, les aider à aller étudier sur place.

Thèmes de recherche proposés à titre indicatif : Sagesse, poésie et éducation : Portée et limites, le cas de Krishnamurti. Krishnamurti, Jean Jaurès et le sens de la réalité sensible Krishnamurti et Maria Montessori : l’art d’enseigner Krishnamurti et le silence en éducation La notion de sujet éducatif chez Krishnamurti Les écoles « Krishnamurti » dans le monde : projet éducatif et pratiques pédagogiques « Le sage et le sociologue » : Krishnamurti, Pierre Bourdieu et le rapport aux conditionnements. Krishnamurti, Cornelius Castoriadis : sagesse non dualiste et psychanalyse en éducation Krishnamurti et Carl Rogers : le rapport à la personne en éducation La notion d’ « intelligence » chez Krishnamurti et chez Jean Piaget L’ « écouter/voir » ou l’art de l’attention chez Krishnamurti Peut-on « enseigner » la philosophie de l’éducation de Krishnamurti ? Krishnamurti, Gaston Bachelard, un rationalisme appliqué ?

Deux journées de symposium, fin mai 1995, sur Krishnamurti et l’éducation sont programmées, en collaboration par le Professeur Gaston Pineau (Université F. Rabelais de Tours) et le Professeur Krishna (Recteur du Centre éducatif Krishnamurti de Rajghat, Inde)

Pour tous renseignements, les personnes motivées peuvent s’adresser à René Barbier, professeur et directeur du département des Sciences de l’éducation,Université Paris 8, 2 rue de la liberté 93526 Saint-Denis, tel 49406654 (fax R.Barbier, F.P., (1) 49 40 65 57) Bibliographie : René Barbier, Krishnamurti, une approche radicale pour la recherche contemporaine en éducation, Pratiques de Formation/Analyses, Le devenir du sujet en formation : l’influence des cultures « autres » qu’occidentales, Université Paris 8, Formation Permanente, n° 21-22, juin 1991, 233 p., pp. 193-226 Nous préparons activement le Symposium sur le thème « Krishnamurti et l’éducation à la fin du XXeme siècle » qui se déroulera du 29 au 30 mai 1995 dans l’amphi X de l’Université Paris 8. En attendant nous vous proposons de prendre connaissance d’une communication de René Barbier au Congrès de l’Association Francophone Internationale de Recherche Scientifique en Education (A.F.I.R.S.E.) de mai 1995 à l’I.S.E.A. (Angers)

Colloque de l’Association Francophone Internationale de Recherche Scientifique en Education (A.F.I.R.S.E.), Angers, le Sujet en éducation, mai 1995.

L’autorisation noétique (ou de la notion de sujet dans la philosophie de l’éducation de Jiddu Krishnamurti)

René Barbier (Université Paris 8 Vincennes-à-Saint-Denis. Groupe de Recherche sur l’Enseignement de Krishnamurti, G.R.E.K., Sciences de l’éducation1 )

En 1995, plusieurs pays célèbrent le centenaire de la naissance d’une personnalité exceptionnelle: Jiddu Krishnamurti. Ce sage d’origine indienne, mais plus largement de culture britannique, tout à la fois psychologue et philosophe, à condition de sortir un peu de nos classifications classiques en occident, intéresse tout particulièrement les Sciences de l’éducation . N’a-t-il pas parlé, prononcé des conférences sur l’éducation, reçu des interlocuteurs à travers le monde et écrit quelques ouvrages de sa main, pendant pratiquement les trois quarts de notre XXeme siècle ? A Saanen, en Suisse, où il donnait régulièrement des conférences, des milliers de personnes venaient l’écouter chaque année, jusqu’en 1985. Il a marqué d’innombrables penseurs, dont plusieurs de renommée internationale en psychologie, en philosophie ou dans les sciences de la matière. Il existe cinq écoles se réclamant directement de son enseignement en Inde et deux en Occident (une aux U.S.A. à Ojaï (Californie) et une en Angleterre, à Brockwood, dans le Hampshire). Des centres d’information et de documentation ont été institués dans de très nombreux pays. Pourtant, après information, il n’existe aucun enseignement en sciences de l’éducation (excepté à l’université Paris 8), sur ce « penseur » de l’éducation. Prudent, je dois mettre nécessairement des guillemets si je veux employer le terme « pensée » pour Krishnamurti, car le mot est inapproprié pour la nature de son enseignement. Ce que j’en dirai est sous ma seule responsabilité et représente la manière, nécessairement subjective, dont je me suis approprié sa vision du monde2 . Krishnamurti n’admettait d’ailleurs aucune exégèse ou aucun interprète de ses propos. Ses livres et les cassettes vidéo sont là pour tous ceux qui ont envie de le connaître réellement, sans intermédiaire. Son enseignement procède d’une expérience personnelle de la réalité, d’une vision qu’il appelle « pénétrante ». Elle ne résulte aucunement d’un savoir acquis, d’un héritage culturel. Bien que né en Inde, à Madanapalle, à 280 kilomètres entre Madras et Bangalore,brahman d’origine, de langue Telougou (dont il perdra l’usage par la suite), Krishnamurti transcende et dépasse toute appartenance ethnique, religieuse, culturelle et nationale. Il représente sans doute ce que nous pouvons nommer par excellence un « citoyen du monde ». Le sujet, chez lui, est ce qui advient, en toute liberté et naturellement, quand la personne a su voir l’emprise de tous ses conditionnements. En la voyant, sans analyse et d’une manière radicale, il s’en dégage. Il rencontre ainsi l’amour/compassion. Il en a fait personnellement l’épreuve en se dégageant de son institutionalisation en tant que « Grand Instructeur du Monde » par la Théosophie qui l’avait pris en charge dès son plus jeune âge. Mais il se peut que malgré toutes les emprises culturelles subies et inéluctables, il n’ait jamais été vraiment conditionné, comme il le soutient lui-même plusieurs fois sans connaître la raison de ce fait.

1. L’enfermement dans l’habitus et le processus éducatif chez Krishnamurti

Examinons son histoire de vie, non dans ce qu’il affirme (son non-condionnement radical), mais sous un regard plus sociologique, à partir de sa biographie établie par Mary Lutyens (1982,1984,1989, 1993). Né le 12 mai 1895 (calendrier occidental), Krishnamurti appartient à une famille brahmine modeste de dix enfants. Son nom patronymique est Jiddu. Huitième enfant, il est nommé Krishnamurti en souvenir de la naissance du dieu Krishna, huitième enfant lui aussi. Plusieurs de ses frères et soeurs décèdent dans leur plus jeune âge, excepté son frère Nityananda qu’il adorait, trois autres frères dont un demeurera débile et une soeur aînée rapidement mariée. Sa mère, Sanjeevamma, mourra lorsqu’il aura 10 ans. Elle a d’emblée l’intuition que Krishnamurti est un être remarquable et elle veut accoucher dans la pièce réservée aux prières, cas tout-à-fait exceptionnel. Ce sentiment est confirmé par l’astrologue de la famille qui assure à son père Narianiah que l’enfant deviendrait quelqu’un de grand et de merveilleux. Krishnamurti est un petit garçon rêveur et maladif, détestant l’école au point que ses professeurs pensent qu’il est un attardé mental, au contraire de son frère Nitya très bon élève.Très jeune il a un sens aigu du don de soi. Il donne facilement ses friandises à ses frères et soeurs, de la nourriture aux mendiants qui passent devant sa porte. Il lui arrive souvent de rentrer de l’école sans crayon, ni ardoise, ni livre parce qu’il les a offerts à un enfant plus pauvre. Par contre il aime observer la nature avec intention et conservera toute sa vie une inclination très poussée pour la mécanique.

Son père, après la mort de sa femme et sa mise à la retraite demande instamment à Annie Besant, qui dirige la Société Théosophique dont il est membre, de l’aider à nourrir sa famille. Il s’installe ainsi avec ses enfants à Adyar, lieu où la Société Théosophique lui offre un poste d’assistant au secrétariat. Il va dans une High School située à Mylapore sans plus de succès scolaire et reçoit maints coups de canne pour sa supposée stupidité. Comme il fréquente la plage à Adyar avec son frère Nitya, il rencontre les autres jeunes gens faisant partie du cercle de la Théosophie. C’est là qu’un jour Charles Webster Leadbeater, une des figures hauturières du Mouvement théosophique, le remarque malgré son apparence physique peu agréable à cette époque, en déclarant que Krishnamurti possède une aura magnifique sans nulle trace d’égoïsme. La Théosophie proclamait alors l’avènement éminent d’un « Grand Instructeur » qui devait sauver le monde. Leadbeater persuade Annie Besant que Krishnamurti est l’élu du Mouvement, malgré la présence d’un jeune hollandais qui était venu en Inde avec sa mère, pressenti antérieurement par le même Leadbeater, pour le même rôle.

A partir de ce moment Krishnamurti et son frère Nitya vont être pris en charge totalement et soumis aux injonctions éducatives de la Société Théosophique. Ils vont sortir de l’habitus purement hindou pour entrer dans un habitus de bourgeois britannique, au point de perdre l’usage de leur langue d’origine, mais d’apprendre, évidemment, à jouer au golf. Krishnamurti parlera couramment l’anglais, le français et l’italien. Le père tentera bien de récupérer ses enfants par un procès qu’il perdra au plus haut niveau. Annie Besant et la Société Théosophique garderont la tutelle sur les deux adolescents. Suivant la tradition théosophique, Krishnamurti et son frère reçoivent une initiation spirituelle qui procède par étapes. Ils sont censé communiquer par des voies parapsychologiques, avec des figures spirituelles intemporelles (maître Morya et maître Kouthoumi) protectrices de la Société Théosophique. Par cette initiation ils ont accès à la « Grande Fraternité Blanche » des initiés.

Un ordre est fondé pour Krishnamurti, l’Ordre de l’Etoile d’Orient, dont il prend la tête, secondé par Annie Besant et C.W. Leadbeater. Vêtements, chaussures et nourritures à l’anglaise sont infligés aux deux jeunes gens.Plus tard il appréciera l’ esthétique vestimentaire anglaise, mais en Inde il s’habillera à la mode du pays. Il restera toujours à cheval sur la question de la propreté. A Londres tout est fait pour que Krishnamurti puisse étudier à Oxford. Si son frère, un peu plus tard, réussit brillamment dans le domaine juridique, Krishnamurti demeure un étudiant peu intéressé par ses études, malgré la férule de ses précepteurs. Il préférera, aux livres « sérieux », la lecture de romans policiers et les films de Clint Eastwood. On lui offre biens et argent. Ses disciples sont légions et viennent l’écouter dévotement. Chacune de ses conférences fait l’objet d’une publicité spectaculaire. Krishnamurti est mal à l’aise dans ce système largement institué par le Mouvement Théosophique. Dès 1922, en Californie, il connaît une crise spirituelle profonde, une illumination et le début d’une souffrance physique qui ne le quittera plus et qu’il nomme « le processus ». Il va se distancer de plus en plus de la Théosophie. La mort de son frère Nitya, atteint de tuberculose, le surprend en 1925, lors d’un voyage en bateau en direction de l’ Inde, malgré des « assurances » plus ou moins magico-religieuses transmises par les figures dominantes de la Théosophie. Il plonge alors dans une détresse sans fond. Pourtant quand il arrive en Inde, son visage rayonne et il est parfaitement calme. Il a compris ce qui alimentera définitivement son enseignement jusqu’à la fin de sa vie. Dès cette époque, il devient dérangeant pour le Mouvement Théosophique qui ne reconnaît plus son rejeton. Bien que toujours très respectueux envers sa « mère » Annie Besant, il suit son propre chemin.

En 1929, il prononce le célèbre discours d’Ommen, nom du lieu de la rencontre près du château d’Eerde qui lui avait été donné. « La vérité est un pays sans chemin » annonce-t-il. Dès 1927, il avait affirmé dans ce même lieu : « Je redis que je n’ai pas de disciples. Chacun parmi vous est un disciple de la Vérité, si vous comprenez la Vérité et si vous ne suivez pas des individus… La Vérité ne donne pas d’espoir ; elle donne la compréhension… » Personne n’a le devoir de suivre un gourou, une doctrine, ou de s’installer dans des lieux supposés sacrés, ni de passer par des rituels d’initiation. Il n’y a pas de « méthodes » de méditation. Le savoir livresque ne sert à rien quant au devenir spirituel. L’être humain n’a rien à chercher, rien à vouloir, rien à attendre, personne à suivre, pas même Krishnamurti : simplement être complètement attentif à la vie, à ce qui est, d’instant en instant. Il prône une réceptivité totale, une ouverture de l’être au mouvement même de la vie et une mise en doute de toute parole d’autorité sur le plan d’une éducation à dominante de connaissance de soi. Jusqu’à la fin de son existence, il rappellera cette vérité découverte à cette époque. L’essence de son enseignement sera fondée sur le doute et l’épreuve de réalité personnelle. Sa pratique suit son discours.

Il dissout l’Ordre de l’Etoile, quitte la Théosophie et rend les biens qu’on lui avait donnés. Désormais l’organisation qui soutiendra ses actions (conférences et éditions, création de fondations pour la diffusion de son enseignement) sera purement profane et réduite au minimum. Il aura même à entrer dans une bataille juridique avec un de ses anciens proches, Rajagopal, qui, s’occupant de la gestion des éditions, s’était arrangé pour lui faire signer subrepticement un document l’autorisant à s’approprier les livres de Krishnamurti. Dans la logique sociologique de la constitution de l’habitus, une telle rupture est incompréhensible. Le sociologue de la reproduction ne saurait admettre la parole de Krishnamurti affirmant qu’il n’a jamais été conditionné. L’habitus n’est-il pas une matrice de perception, de représentation et d’action, reproductrices de structures conformes et constituée dans la méconnaissance même de ses conditions d’inculcation, par le truchement d’une institutionalisation de la vie quotidienne et d’agents éducatifs appropriés (Bourdieu et Passeron, 1970) ? A suivre la sociologie de Pierre Bourdieu, on ne voit pas pourquoi Krishnamurti a pu opérer une telle révolution intérieure. Il était, par excellence, l’homme institué, à l’habitus totalement clos. Figure de gourou exposée à la dévotion des masses, il avait tout à gagner à rester dans un statut aussi confortable. Porté par une organisation adéquate qui contrôlait et sanctionnait le fonctionnement parfait de cet habitus. Ce qui a déstructuré cet habitus n’est pas explicable par la sociologie, ni même par la psychanalyse. On comprend encore moins si nous nous en tenons phénomènologiquement à la stricte parole de Krishnamurti sur son enfance dans laquelle il n’a jamais éprouvé d’affectation sous les coups ou les brimades. D’aucuns ont proposé de voir dans cet acte, une révolte d’un être soumis aux figures draconiennes d’autorités multiples de la Théosophie. Une sorte de « révolte contre le père » d’une certaine façon. C’est ainsi que l’interprète Sri Rajneesh, le gourou de Poona (Jan Foudraine, 1992), contre lequel Krishnamurti s’est souvent élevé. Krishnamurti n’aurait jamais réglé ses problèmes avec l’autorité de la Théosophie. Jusqu’à la fin de sa vie il se serait battu contre des fantômes.

Mais Krishnamurti ne s’est jamais « révolté » contre l’enseignement de la Théosophie. Il a simplement « refusé » sans le moindre désir de faire des vagues. Il a quitté le Mouvement en parlant, en prononçant une parole authentique sans jeter l’anathème sur les anciens disciples assis « aux pieds du maître ». Il s’est retiré de ce jeu truqué dont il avait compris soudain l’inanité mondaine. Aucune acrimonie dans ses propos. Son affection pour Annie Besant est restée intacte. Quand il interpellait les disciples spectaculaires (par leur accoutrement) de Sri Rajneesh, qui venaient systématiquement l’écouter lors de ses conférences, il n’exprimait aucune animosité ou rancune. Point de projections imaginaires dans ses remarques.

Simplement une question : pourquoi ce besoin de suivre un supposé « maître spirituel » et de se distinguer ainsi ? Qui suit ce gourou ? Observez et vous comprendrez ce que vous êtes. D’autres comme Catherine Clément, dans son étude sur « la Syncope. Philosophie du ravissement » (1990), suppose qu’il était une sorte de « chaman », sans doute à partir des rares moments d’extases qui a vécu autour de sa vingt-septième année. C’est méconnaître que Krishnamurti ne parlait pas en état de transe, mais dans un dialogue interactif, le plus souvent, avec un auditoire ou une autre personne. Bien que ses conférences ne soient pas préparées mais largement improvisées, il était dans l’instant, un être particulièrement « présent » dont la parole, toujours très rationnelle, de plus en plus soucieuse d’étymologie au fil de l’âge, touchait au plus juste, et non une personne habitée par une entité, plus ou moins inconsciente, aux yeux révulsés et articulant des sons d’ une voix inhabituelle. Beaucoup d’autres, fins connaisseurs, pensent qu’il était un vrai gourou malgré tout, voire le « gourou des gourous » (Arnaud Desjardins, Ma Ananda Moyi). Un psychiatre travaillant en Inde sur le rapport maître/disciple, Jacques Vigne, tente même de démontrer ce postulat. (J. Vigne 1994).

En vérité, le processus éducatif pour Krishnamurti est justement cette faculté à s’ouvrir au monde sensible, naturel et social, au sein d’une attention vigilante. Pour lui il n’y a rien là d’extraordinaire ou d’exceptionnel. Il s’est toujours défendu d’être un « cas » mystique car, alors, à quoi son enseignement aurait-il pu servir ? Il a toujours affirmé, au contraire, que tout le monde peut vivre cette joie d’être et rencontrer cet « Otherness » dont il parle dans ses « Carnets »(1988). L’enseignement qu’il donne doit être reçu en profondeur et avec un véritable esprit critique. Rien à voir avec une quelconque croyance ou dévotion. C’est à la faculté intelligente de l’autre qu’il s’adresse. Ce que recherche Krishnamurti dans son interlocuteur, c’est un « auteur », le créateur de soi-même, non un « suiveur », un disciple : une personne qui s’autorise à s’approprier, d’une manière dubitative et expérientielle, une information essentielle pour son propre devenir, même si cette nouvelle conscience de soi, soudainement reconnue, fait disparaître l’illusion d’un moi existentiel et intentionnel séparé du monde. Il n’a cure que des miliers de personnes viennent l’écouter. Il préfère cinq personnes réellement concernées et prêtes à mettre en oeuvre ce qu’il propose pour leur propre compte. »Faîtes l’expérience » est son maître-mot, en entendant par ce terme, une situation de la vie quotidienne et non la mise en place d’un dispositif exceptionnel.

2. L’autorisation noétique du sujet en éducation

Le concept d’autorisation a été proposé par Jacques Ardoino (1977) et développé par Rolande Robin (1988). Je nomme autorisation noétique le processus éducatif radical qui achemine le sujet en formation vers la plus haute réalisation de son être-au-monde par l’éveil de l’intelligence. Ce processus est la manifestation de ce que Constantin Fotinas, de l’université du Québec à Montréal, nomme l’ « Education des Profondeurs » dans son Tao de l’Education (1990).Selon sa conception, qui m’est très proche, elle s’articule à l’ « Education Utilitaire » (qui dégénère souvent en Education du Profit) pour aller vers la « Grande Education », horizon d’une conscience qui fait corps avec ce qui est. Je propose ce terme pour faire comprendre en quoi ce processus est au coeur de la « pensée » de Krishnamurti. La noèse est l’acte par lequel on pense et le Noème ce que l’on pense. « Noétique », du grec noétikos, signifie qui a rapport à la pensée (noèse, du grec noêsis). Le terme renvoie ici pour moi à la « pensée du fond » (Grund) dont parle Martin Heidegger dans Le Principe de raison. (1983). Il ne s’agit pas des habituels concepts et théories qui nous permettent de discuter et d’argumenter « rationnellement » mais des rapports de sens qui nous font voir, d’une manière toujours allusive, symbolique, notre unicité ontologique, ce que nous sommes fondamentalement par une mise en question permanente de notre supposée identité.

Or Krishnamurti nous le répète sans cesse : « nous sommes le monde » et le monde est nous (V.E.68). Il se situe dans une philosophie non-dualiste, celle des philosophes assumant la via negativa (Shankara, Maître Eckhart, ou des contemporains comme Ramana Maharshi, Sri Nissargadatta). C’est la raison pour laquelle Krishnamurti est très difficilement compris par les chercheurs en sciences humaines. Peu d’entre eux s’avouent inspirés par une approche non-dualiste de la vie. Doublés par leur culture, enfermés dans une représentation ethnocentrique de la philosophie soi-disant occidentale et liée à la production exclusive du concept (Deleuze et Guattari, 1991), ils inscrivent leurs réflexions dans une pensée systématiquement dualiste mais qui ne s’affirme jamais comme telle. C’est le cas de presque tous les psychanalystes et sociologues.

Ainsi Catherine Clément déclare, à propos de la haine de soi, comme une vérité indiscutable : « Récapitulons. Il n’y a pas d’amour sans haine, réversible, jusqu’au fait divers de la passion jalouse. » (Le Magazine littéraire, juillet-août 1994). D’ou la quasi impossibilité de poursuivre longtemps une discussion « en contact », dès qu’il s’agit d’examiner la nature de la distinction entre objet et sujet de connaissance. Nous en avons fait l’épreuve récemment lors d’un entretien avec Cornelius Castoriadis à propos de la méditation (J. Ardoino, R. Barbier, F. Giust-Desprairies, 1993). Mais nuançons notre critique, peut-être qu’Edgar Morin, avec son « Evangile de la perdition » décrit dans Terre-patrie (1993), n’est pas très éloigné de ce que je pressens comme une philosophie de l’éducation pour notre temps, à la lumière de Krishnamurti (R. Barbier, 1994).

Sujet noétique et art de voir

N’entre pas dans l’autorisation noétique qui veut. Il faut d’abord prendre conscience de la logique de nos conditionnements. Krishnamurti n’a de cesse de rappeler la multitude d’emprises qui contraignent nos regards et nos comportements quotidiens. Nous sommes une masse de « mémoires » physique, biologique, psychologique, sociale, culturelle qui interfèrent et nourrissent nos allant-de-soi. Inutile de tenter de les connaître par une voie régressive et analytique. Ces « mémoires » sont trop profondément ancrées en nous-mêmes depuis notre naissance et même depuis des générations. Elles constituent notre passé mais également le passé de l’humanité et même le passé de l’univers. Tout savoir s’appuie sur ce « déjà-connu », sur ces « mémoires » dont la vérité n’est que relative et dépendante d’un espace-temps. La pensée, processus purement matériel, chimique, pour Krishnamurti, n’est faite que de l’utilisation de ce fond de « mémoires » (V.E. 58-65). Elle n’est jamais neuve. Pis elle est incapable de comprendre ce qui sans cesse surgit dans la vie réelle. La pensée ne peut reconnaître la création permanente de la vie, qui est en même temps destruction. Créant sans cesse une réalité illusoire, elle suscite un désir de sécurité, introuvable en dernière instance (V.E.41-42). La vie en acte détruit tout repère immuable. Elle comprend un mystère irréductible à toute explication mais que chacun appréhende (V.E.48). Il s’ensuit une insécurité permanente facteur d’une peur incontournable liée au temps qui passe et dont on cherche indéfiniment à se garantir. Le savoir, toujours lié au déjà-connu, fait partie de ce système de protection contre la perception directe de l’inconnu (V.E.49, 83). Le temps, c’est le passé qui joue son rôle d’affollement larvé. L’imagination, comme la pensée, fait partie du temps. Elle construit un avenir hypothétique où le « devoir être » remplace le « ce qui est ». Toute communication vraie est impossible, engluée dans une coulée d’images de l’autre et de soi-même (V.E.71, 80). La pensée – exception faite d’une pensée fonctionnelle, instrumentale nécessaire à la vie usuelle – empêche ainsi l’accès à la connaissance authentique par l’imposition de toute une série de comparaisons, de contrôles, de mesures et de compétitions. Il s’ensuit une vie pleine d’émotions paralysantes liées au désir, au manque, à la jalousie, à l’avidité, à la haine. La souffrance fait ainsi bon ménage avec le plaisir, dans une course rétroactive sempiternelle. La liberté ou l’amour, habituellement évoqués, ne sont qu’une suite d’aliénations quotidiennes méconnues. Pensée, passé, imagination contribuent dans leurs effets psychologiques et sociaux à renforcer le désordre du monde. Toutes les figures d’autorité, tous les gourous sont là pour masquer la logique du conditionnement (V.E.144-145, 172) et Krishnamurti lui-même sait qu’il n’est pas préservé de ce type de projections à son égard. (V.E.138-143). La doctrine de la réincarnation fait partie de ce système imaginaire (V.E.157). Dans cette perspective, la mort est l’horreur absolue. On va l’écarter, la nier, par tous les moyens car la mort est l’abolition du temps sous sa forme de mouvement de la pensée (V.E.197). Ce faisant on ne fait qu’en accentuer la contrainte absolue. Le social prolonge ce qui se joue au niveau individuel car en fait il n’existe aucune séparation entre réalité, imaginaire, individu et société (V.E.162). Le révolutionnaire veut changer la société mais reproduit la logique des conditionnements dont il est porteur. Les lendemains qui chantent produisent sans cesse des larmes de sang. Le monde s’enfonce ainsi dans une tragédie de plus en plus évidente sous les discours de bonne volonté. Si Krishnamurti prend la parole, c’est qu’il y a urgence et que rien ne va plus (V.E.84). C’est aussi simplement parce qu’il est un être parlant – un « parlêtre » dirait J. Lacan – comme la fleur offre son parfum au monde (V.E.164) (a suivre)

La révolution du réel (suite)

Que nous dit-il ? La Vérité n’a pas de chemin. L’être humain est sans boussole, mais il peut être « présent » à lui-même et au monde (V.E.140). Il n’a aucun maître à suivre pour comprendre ce qu’il est en réalité. Il n’y a pas de méthodes, pas de techniques. Toute méditation assise, debout ou couchée n’est qu’un artifice exprimant un état d’esprit animé par la fragmentation de ce qui est. Il s’agit pour lui simplement d’apprendre l’art de voir et d’ écouter ce qui est, sans chercher à comparer, à imaginer, à rationaliser, à accumuler (V.E.175). Voir et écouter le désordre de la pensée non instrumentale, rétablissent l’ordre fondamental du monde (V.E.174). Pour vivre cette attitude nouvelle, aucun moment, aucun dieu, ni aucun lieu ne sont privilégiés (V.E.179). Plus encore, il n’y a aucun effort à faire, aucune intention à mettre en oeuvre. Simplement être là, avec passion, dans un état de présence attentionnée et instantanée au monde environnant et à soi-même. La pensée est soluble dans l’instant. Mais elle résiste parce qu’elle a « peur de ne pas penser » dit Krishnamurti (V.E.77). La peur est un mot qu’un regard fait flamber. Il s’agit de sortir du système des oppositions de la pensée aristotélicienne (V.E. 62) : l’amour ou la haine, la vie ou la mort, le plaisir ou la souffrance, dieu ou l’athéisme ; sans toutefois réinventer un nouvel impérialisme heuristique avec une option « dialectique » de la vie. Ainsi vouloir être « non-violent » implique, ipso facto, la catégorie méconnue de la violence. Avant tout, nous avons à voir la violence et tous ses effets pernicieux. « Etre un » avec la violence pour l’épuiser dans la vision de sa réalité. « Etre un » avec la mort relève de la même perspective (V.E.154-156). Voir et écouter dépassent toutes les catégories dichotomiques qui s’écroulent comme des cendres bleuies. Krishnamurti, dans son for intérieur, n’est pas plus hindou, ou chrétien, ou musulman ou athée qu’il n’est communiste, capitaliste ou Américain, Indien, ou Européen. Alors seulement le cerveau disponible, réceptif, compréhensible par l’affirmation d’un « postulat empathique » comme le propose en conclusion d’une étude sur l’émotion, un psychophysiologue contemporain (Jacques Cosnier, 1994), peut prendre conscience de sa nature et rencontrer un autre espace-temps, un ailleurs absolu, qui pourtant a toujours été présent dans notre monde, en nous-même. Krishnamurti nomme cette bénédiction l’ « Otherness », l’Autreté (R. Barbier, 1992). L’être humain découvre vraiment ce qu’est l’amour indissolublement uni à la mort et à la création. Un amour/compassion intense qui saisit la beauté des choses et des êtres et comprend le sens de la souffrance (V.E.153). Un éveil de l’intelligence (1980) comme il le nomme qui permet la véritable communication des interlocuteurs (V.E.28). L’intelligence, selon Krishnamurti, n’est pas construite et n’a pas de paliers, d’étapes ou de moments exceptionnels pour s’exprimer. Ce n’est ni l’intelligence de Jean Piaget, ni la mesure du Q.I. de Binet et Simon, ni celle des surdoués de Rémy Chauvin. Elle est simple constatation, à partir d’une « vision pénétrante », de la totalité interactive du monde.Ce qui permet de reconnaître immédiatement le vrai et le faux (V.E.26 ss., 186). Si elle se sert de la « pensée » comme d’un instrument, elle la transcende. Elle voit instantanément la dynamique complexe de la vie et distingue la réalité pensée, de la vérité. Elle agit en conséquence, dans une conscience-acte, une action juste (V.E.59). L’être éveillé à l’intelligence ne saurait être en contradiction avec lui-même. Si le monde, dans sa réalité, lui pose des questions, il les résout immédiatement et sans résidu. Il ne choisit pas, il agit avec assurance et en connaissance (V.E. 177). C’est pourquoi il n’a pas de rêve selon Krishnamurti (V.E. 180). L’être de l’intelligence est « passionné », non pas au sens d’une passion aveugle et destructrice, mais au sens d’une intensité existentielle de chaque instant. Voir et écouter supposent une surprise permanente au surgissement du monde, à l’imprévu. La vie devient d’une coloration sans pareille, d’une intensité remarquable. Sa profondeur ne cesse de s’approfondir. L’être se « gravifie » si j’ose ce néologisme. Il est à la fois au plus joyeux de soi-même et gravement lucide. La joie n’exclut pas la peine, bien au contraire. La peine est la compassion vécue à l’égard de toute la souffrance du vivant. L’être de l’intelligence connaît la solitude radicale au coeur même de sa reliance. Pour lui la solitude arrache le bleu des images. Rien n’est jamais identique. La reproduction n’est qu’un effet d’optique pour le non-voyant. Création et destruction sont dans une boucle rétroactive permanente pour l’homme de l’intelligence. Les livres ne donnent aucunement accès à l’intelligence. Ils ouvrent sur le savoir, qui est relatif et, comme l’affirme le physicien David Bohm, n’éclaircit pas le mystère (V.E. 51). Ils font voir et décrivent en nommant une partie du monde, certes, mais un peu comme l’aveugle de naissance soutient que la patte d’un éléphant est un arbre. Nommer n’est pas connaître. Observer vraiment supprime l’observateur et la chose observée. Seule demeure l’observation intemporelle et sans nom qui est l’intelligence même en acte (V.E. 186). La connaissance portée par l’intelligence est un trou dans le savoir. Elle ouvre, par le silence, une fente dans ce qui était considéré comme plein, universel, absolu. Elle fait chanter l’ignorance du non-savoir. Elle bouscule les certitudes blindées ou étoilées. L’intelligence est sans repos et pourtant elle est la sérénité même. Elle dégage une énergie libre incroyable. Force fougueuse des profondeurs et majesté de la quiétude tout à la fois comme disait le vieux sage taoïste. L’être de l’intelligence mène, dès lors, des actions sans attachement. Sa façon de vivre change le monde parce qu’il est le monde. Cette conception rejoint les thèses de la phénoménologie et de l’ethnométhodologie. Les formes de sociabilité ne sont pas des abstractions. Elles sont construites par des personnes concrètes. Et même si elles ont leur logique interne, explorée par le sociologue, qui trop souvent les hypostasie, elles ne vivent que par l’action quotidienne de chacun d’entre nous. Si nous changeons notre regard sur elles-mêmes et notre action, nous changeons leur devenir, nous transformons leur être. « La liberté, c’est de dire la vérité, avec des précautions terribles, sur la route où tout se trouve » écrit le poète français René Char. Il s’agit bien de cette liberté là dans la conception de l’homme de l’intelligence chez Krishnamurti. La liberté ne peut être vécue que dans l’amour qui est aussi mort et création. Une liberté qui n’est référée à aucun garant métasocial, aucune valeur transcendantale. Une liberté qui surgit au coeur même du réel par une vision et une écoute pénétrantes. Etre libre est inhérent au fait de voir et d’écouter. La liberté est le joyau de l’intelligence. Elle est d’essence ontologique. Elle est donnée d’avance pour qui sait voir. Aucune prison, aucun embrigadement n’empêcheront jamais ses possibilités dissidentes. Krishnamurti, en authentique libertaire, parle non de révolte, autre face de l’attachement inconscient, mais de refus. La liberté est le champ des possibles de tous les refus nécessaires. Aujourd’hui ils sont innombrables, et c’est pourquoi il y a urgence à parler et à agir pour Krishnamurti. Seul l’être de l’intelligence, c’est-à-dire l’homme de la liberté, peut dépasser la peur et son besoin sécuritaire. Il en voit immédiatement la logique interne même s’il en subit les premières secousses émotionnelles sub-corticales, par l’action spontanée du thalamus visuel sur le système amygdalien (Joseph Ledoux, 1994). Etre dans l’intelligence du monde n’évite pas d’avoir peur d’un chien enragé, mais elle déclenche immédiatement l’action juste en situation. Par contre la peur purement psychologique, celle qui résulte de l’imaginaire, liée peut-être plus aux représentations et au influx du cortex visuel, est vue et déposée ainsi dans la décharge des illusions.

Quid de l’autorisation noétique à partir de la philosophie de Krishnamurti ?

L’autorisation noétique chez un être humain devient, dans cette problématique, un processus d’intelligence ou d’autoéducation radicale qui, d’instant en instant, par une permanente attention à ce qui est, débouche sur la plénitude de l’être-au-monde. Le sujet éducatif est avant tout un sujet en éco-auto-formation. Non que l’autre n’intervienne pas dans son devenir, bien au contraire, mais il est situé dans un environnement social, psychologique, culturel, déterminé et élucidé. La personne a le dernier mot sur sa propre conscience, souvent à partir de remarquables « flashs existentiels » (R. Barbier 1995).. Plusieurs questions peuvent être posées à la philosophie transculturelle de Krishnamurti par le penseur occidental. La question de l’altération. La question de la temporalité.La question de la mémoire. La question du savoir. La question de l’observation. La question de l’imaginaire etc. Examinons la première question et la dernière, pour finir, dans le cadre limité de cette communication.

La question de l’altération

Quel est le statut de l’altérité et de l’altération dans la philosophie de l’éducation de Krishnamurti ? L’ autre existe-t-il pour lui et à quel niveau de profondeur ? Il est certain que Krishnamurti est complètement concerné par l’autre qui, chez lui, ne dégénère jamais dans un « autrui » spectaculaire et mass-médiatique (Jean Baudrillard, Marc Guillaume, 1992). Il est partie prenante de l’univers de l’autre à partir de son ouverture ontologique à l’attention. De nombreux textes montrent son extrême sensibilité à cet égard. L’autre n’est jamais anonyme. Il est présent avec toute sa détresse, toute sa joie. Krishnamurti est, avant tout, un être de relations. Il ne saurait se comprendre comme un « ego » séparé qui vivrait selon la toute-puissance de ses désirs. L’altérité fait donc partie de sa vie, mais est-ce une altérité radicale, celle qui nous interpelle d’une manière absolue, dans nos modes de penser et de sentir ? Je fais l’hypothèse que Krishnamurti a conscience de cette altérité radicale parce qu’il a conscience de la nature intrinsèque de la solitude pour l’être de l’intelligence. Ce dernier se sait un être unique à pouvoir observer le monde. La réalité est fondamentalement singulière. Il connaît la radicalité du mourir. Il ne se berce pas d’illusions avec les doctrines de la réincarnation ou les idéologies du progrès. Face à face à l’inconnu, dans la vision pénétrante, il est sans voix. Il est le « mystique » dont parle Ludwig Wittgenstein dans son Tractatus logico philosophicus (1986). Sur ce point sa solitude est essentielle, constitutive de son être même. Mais chacun porte en lui cette capacité à être « intelligent », donc à vivre cette solitude sans fond, sans limite. Cette omniprésence du mourir et du vivre que les choses ravivent à chaque instant. L’altérité constitue cette confrontation de deux solitudes vécues par deux êtres humains dignes de ce nom. Mais Krishnamurti peut-il aborder vraiment la question de l’altération dont parle Jacques Ardoino (1977)? L’autre a-t-il, selon lui, une influence inéluctable, transformatrice de son propre être ? Je ne le pense pas. Sur le plan ontologique j’ai le sentiment que le je et le tu, pour reprendre une terminologie de Martin Buber, bien que totalement dans un champ de relations constitutif de leur être même, sont en même temps deux mondes à part, quoique non séparés. Approche paradoxale, un peu comme celle qui, en physique, considère que l’ondicule est, à la fois, corpuscule et onde. Radicalement, l’être de l’intelligence, non fragmenté, mais conscient de son unicité individuelle, ne peut être altéré puisqu’il est un avec tout ce qui est, y compris avec l’autre. Seul l’être de la dualité, séparé, peut rencontrer l’autre en tant que provocateur d’altérations. Par contre, l’être de l’intelligence peut entrer en interférence dans un champ et cette rencontre peut entraîner des effets. On peut imaginer qu’il existe des « choc d’êtres », dans la « Conscience-énergie » (Dr. Marie-Thérèse Brosse, 1984), comme il y a des chocs bouleversants de particules nucléaires, quand une personne réceptive rencontre un être à l’intelligence accomplie, un sage. L’être de l’intelligence ne dit pas plus « l’essence précède l’existence » que « l’existence précède l’essence ». Si Krishnamurti semble être parfois dans l’univers d’une philosophie existentielle, il ne saurait s’y réduire (René Fouéré, 1985). Pour lui, à mon avis, il y a conjonction créatrice, à chaque instant, et dans une surprise émerveillée, de l’essence et de l’existence dans le vivre et le mourir du réel. Sa formulation questionnante sur le monde n’est pas exprimée par un oui ou par un non. Le « oui » de la créature face à face avec son dieu unique et créateur. Le « non » de celui qui a pour autre dieu, la négation même de toutes figures de dieu. Elle est plutôt du type « ni ceci, ni cela » et non du genre « ou bien, ou bien » ou « ceci et cela ». Sa pratique est celle du sculpteur qui évide son bloc de pierre pour faire apparaître la forme.

La question de l’imaginaire.

J’avoue être très embarrassé par la conception de l’imaginaire chez Krishnamurti. Il semble bien qu’il assimile l’imaginaire à une vaste entreprise de reproduction et d’illusion et, bien qu’il n’accepte pas facilement d’entrer dans les idéologies hindoues de la Maya, ses propos vont toujours dans le sens de l’image mentale déformant ou masquant la vérité qu’il oppose à la réalité. Certes, pour Krishnamurti le monde est réel et indépendant de l’observateur. Même l’imaginaire, assimilé à la pensée, fait partie de la réalité. Il s’agit bien pour lui de réduire l’imaginaire par sa juste observation. En aucun cas de l’amplifier ou de s’en servir comme on peut le faire dans certaines sagesses islamiques ou tibétaines. Il soupçonne l’imagination de mentir et de travestir ce qui est. Elle apparaît comme une capacité cérébrale que l’on doit non pas brider ou contrôler, mais laisser passer comme un nuage noir dans le ciel bleu de la vérité. Le penseur dans la ligne de Castoriadis ne saurait s’y résoudre (R. Barbier, 1991). Si l’imaginaire est premier et non réductible à la pensée, ainsi que l’a proposé Aristote d’après Castoriadis (1986), sa dynamique créatrice est fondatrice de l’être même. On peut voir les conséquences de cette approche et de celle de Krishnamurti dans la vie courante. Le sage non-dualiste comme Ramana Maharshi par exemple, se laisse mourir d’un cancer considéré comme un élément de vie, faisant partie de l’Un. Le thérapeute occidental au contraire utilise la visualisation créatrice, l’imaginaire en acte, pour lutter contre ce même cancer (Anne Ancelin-Schützenberger). Plus généralement peut-on assimiler l’imagination créatrice au mécanisme de la pensée ? Certes les rejetons de l’imagination peuvent toujours s’inscrire dans un champ symbolique utilisable par la pensée. Mais l’acte même d’imaginer doit-il rester enfermé dans l’acte de penser ? Créer n’est pas penser, au sens même de Krishnamurti. Créer est ce processus d’intelligence qui jette un pont suspendu entre le réel et la vérité. L’imagination créatrice dans sa radicalité active ne cherche rien et ne veut rien : elle trouve. Elle n’est pas utilitaire, à la différence des techniques de créativité. Elle est une fonction de la complexité du cerveau humain qui devient instrument réceptionnant la formidable création permanente du monde. Elle permet de relier ce qui est séparé et de distinguer ce qui est fusionné. Par l’improvisation, elle est ce qui émerge pour la première fois. Elle est le commencement même. Mais plus encore elle est la joie absolue. Non pas le plaisir relatif. On peut s’interroger sur le fait, habituel chez de nombreux mystiques, d’entrer dans l’écriture poétique après un insight spirituel. Krishnamurti l’a vécu, comme Saint-Jean de La Croix ou Kabir. Certes les poèmes qui résultent de cette expression créatrice tombent ensuite dans la sphère de la pensée et de l’idéologie. Ils peuvent être utilisés pour leurrer les foules. Mais on oublie qu’ils enflamment également et éveillent des personnes endormies dans un sommeil ontologique. Le symbole, véritable joyau d’un acte créateur, est toujours plus qu’une image mentale qui, avec le percept et le concept, seraient l’essentiel des activités de cerveau selon J.P. Changeux (1983). Il se peut qu’à la longue le symbole se « refroidisse » et se transforme en allégorie , voire en synthème sociologique, selon l’expression de René Alleau (1977). Mais pendant longtemps une image symbolique et poétique digne de ce nom garde sa charge questionnante sur la réalité illusoire du monde. On peut penser que l’image poétique est à l’ontologie, à la recherche spirituelle, ce qu’est la pensée au domaine technique : un ustensile susceptible de « donner à voir » (P. Eluard) une connaissance, approchée certes, mais vivante, de ce qui est. Sans doute la « voie » de l’observation sans observateur de Krishnamurti est plus radicale, mais c’est une voie « sèche », une voie abrupte. La Vie, dans son expansion, n’a-t-elle pas fait fleurir l’imagination humaine justement pour une reconnaissance différente de la « prairie d’innocence » dont parle Krishnamurti ?

Bibliographie

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1 Bien que cette communication tienne compte de l’ensemble de l’oeuvre de Krishnamurti (plusieurs dizaines d’ouvrages en français et en anglais), pour ne pas alourdir le texte de citations, je me bornerai à proposer à mes lecteurs, soucieux d’un « contrôle croisé », des références à un seul livre de Krishnamurti La Vérité et l’événement (Editions du Rocher, 1990) publié en Angleterre en 1977. Je noterai ainsi la référence : V.E. suivi du numéro de la page. Krishnamurti, en effet, reprenait presque toujours les mêmes thèmes lors de ses conférences, mais toujours sous des jours différents. 2 René Barbier, L’Approche Transversale, l’écoute sensible en sciences humaines, 300 p., à paraître et L’Approche Transversale, sensibilisation à l’écoute mythopoétique en éducation, Habilitation à diriger des recherches, Université Paris 8, 1992, 619 pages, pp. 99 à 155 UNIVERSITE PARIS 8 GROUPE DE RECHERCHE EN ANTHROPOLOGIE POETIQUE DES PRATIQUES EDUCATIVES (G.R.A.P.P.E.)

Nº 1 – mai 1995

BULLETIN DU G.R.E.K. Sciences de l’éducation Université Paris 8 barbier@univ-paris8.fr



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Rédiger par non-dualite.fr

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