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l’abandon d’une découverte – Marie Balmary – VOLTE & ESPACE


Freud et l’inceste : l’abandon d’une découverte

Il me semble essentiel de reprendre ici sans tarder cette tribune de Marie Balmary publiée le 25 janvier 2021. Mes commentaires se complèteront ultérieurement. Merci de faire à ce texte important toute la « réclame » qu’il mérite. (0)

NB : je suis le seul responsable des sur & soulignages, des liens, illustrations et futurs commentaires.

&

« Le livre de Camille Kouchner – “La Familia grande” (Seuil, 2021) – n’est pas seulement la révélation d’un inceste, il est une alerteà la culture. Avec Vanessa Springora (“Le Consentement”, Grasset, 2020), on découvrait qu’on avait laissé faire des abus sexuels sur des enfants il y a quelque quarante ans, avec l’argument de leur prétendue liberté, puis considéré le récit odieux de ces abus comme de la littérature (Matzneff)¹. Le livre de Camille Kouchner, lui, fait le récit d’un monde tragiquement trompé par l’idéologie du “tout est permis”. Avec son écriture vive d’aujourd’hui, le livre a la fonction de la tragédie grecque : avertir la cité d’un grave danger².

Dans la suite de ces publications, je viens apporter un élément d’histoire des sciences³. Sur “l’air du temps”. Expression odieuse lorsqu’elle sert à innocenter des actes pervers (4). Dans cet air des années 1970-1990, il ne faisait pas bon ramener des mots comme “interdit” ou “ faute”. Ni de présenter une thèse sur la réalité des abus sur les enfants. De cela, j’ai fait l’expérience : une thèse refusée qu’un éditeur, Grasset, a bien voulu publier.

Cela s’est passé ainsi : comme je rendais visite au philosophe-journaliste Maurice Clavel, il me demanda ce que nous devenions, ma thèse et moi. Je lui dis qu’elle venait d’être refusée. – Qu’avez-vous donc dit de si affreux pour qu’on vous ait jetée de la Sorbonne ? m’a-t-il demandé.

J’avais eu quelque temps auparavant – juin 1976 – avec mon professeur de thèse, un psychanalyste renommé, un entretien décisif. Après cinq ans de recherche en doctorat, il m’avait demandé de venir lui exposer le point actuel de mes recherches. Je lui fis part de ce que je pensais être une hypothèse nouvelle : que Freud aurait renoncé non pas à une erreur, comme il l’a dit et comme on l’a répété après lui, mais à une découverte : celle de l’abus sexuel à l’origine de troubles qu’on nommait hystériques à cette époque. – “Je ne peux pas vous laisser écrire ça, me dit-il. Vous jetez l’anathème sur la psychanalyse.” (5)

Je lui proposais naïvement : qu’il me soit permis de défendre ma thèse et l’on verrait bien si elle tiendrait dans le débat. Si je me trompais, mon hypothèse s’écroulerait, mais si j’avais raison, cela mettrait dix ans peut-être, mais cela finirait par passer. Il refusa.

Ce refus me barrait une carrière universitaire, mais d’abord, n’était-ce ce pas, dans le fond, un honneur d’être mise dehors d’un lieu où le débat était impossible ? (6)

Puis s’est ouvert pour moi une autre voie, celle qui s’ouvre encore aujourd’hui pour qui veut faire connaître une vérité cachée : publier.

Maurice Clavel m’emmena chez son éditeur. Ma recherche parut en 1979 (“L’homme aux statues, Freud et la faute cachée du père”, Grasset, édition revue et augmentée en 1997). Dans la presse, les critiques de psychanalystes ne me furent guère favorables. Maurice Clavel mourut d’une crise cardiaque quinze jours après la sortie du livre. (7)

 

 

 

 

 

 

La première avancée vers la découverte refoulée par Freud est venue en 1986, dix ans en effet après le refus de la Sorbonne ; non pas de l’Université mais d’une victime d’inceste, Eva Thomas, la première à témoigner publiquement. Elle avait trouvé divers points d’appuis pour oser parler, oser écrire. Dont mon livre. Je l’ai encouragée à publier le sien, “Le viol du silence, à toutes celles qui ont connu la prison de l’inceste” (Aubier, 1986). Au moment de sa parution, Eva Thomas, fut invitée aux “Dossiers de l’écran”, émission qui déclencha émotion et vif intérêt. Ce fut le début du retournement de l’opinion publique : ainsi donc l’inceste était un abus des plus graves. (8)

En quoi Freud, pouvait-il être mêlé au déni des abus sexuels durant tant d’années ?

En 1896, il découvre que les femmes considérées comme hystériques qu’il reçoit ont été victimes d’abus sexuels, principalement d’incestes. Il écrit à son ami Fliess :

“l’hystérie me semble toujours davantage résulter de la perversion du séducteur (…) Il s’agit en effet dans l’hystérie plutôt du rejet d’une perversion que d’un refus de la sexualité.” (“Naissance de la psychanalyse”, P.U.F. 1969, .p.158, 159)

Cependant, il hésite à continuer de soutenir cette hypothèse malgré les constats déjà faits. Une telle extension de l’inceste dans les familles de sa clientèle viennoise lui semble incroyable. Et un jour, à la fois le poids de son histoire familiale, connue et inconnue de lui, et l’accueil glacial fait par la société de son temps (le “conte de fée scientifique du Dr Freud”*) (9), le feront basculer. En septembre 1897, il écrit à Fliess : “ je ne crois plus à ma neurotica” (sa théorie du trauma sexuel à l’origine des névroses). Il donne à cet abandon trois raisons principales dont ces deux-ci :

– “la surprise de constater que dans chacun des cas il fallait accuser le père de perversion, le mien non exclu”. (id. p. 191, quatre mots supprimés dans la première édition française)

– “la conviction qu’il n’existe dans l’inconscient aucun ’indice de réalité’.” Autrement dit, pas de preuve objective. (Il a raison mais il n’a que ça. La justesse clinique n’apporte pas une  “preuve”, cependant elle a des effets.)

–  “… je ne crois plus…” Là, de nouveau, des mots de la foi.

Je prends un des cas cliniques de Freud, le cas Dora :

Envoyée par son père, une jeune fille de dix-sept ans vient voir Freud. Elle lui raconte un jour un épisode pour elle traumatique.

Alors que Dora est âgée de 13 ans, un certain M. K, ami de son père, s’arrange pour être seul avec elle dans son magasin et brutalement l’embrasse sur la bouche. “Elle a éprouvé un violent dégoût et s’est enfuie.” Freud juge cette réaction pathologique (10):

“Le comportement de cet enfant est déjà complètement et totalement hystérique. Je tiendrais sans hésiter pour une hystérique toute personne chez qui une occasion d’excitation sexuelle provoque principalement ou exclusivement des sentiments de déplaisir” («Cinq psychanalyses», PUF, 1970, p. 208)

Freud a écrit : “L’enfant est capable bien avant d’avoir atteint la puberté de réaliser la plupart des exploits psychiques de la vie amoureuse (la tendresse, le dévouement, la jalousie). L’irruption de ces états d’âme accompagne aussi assez souvent les sensations somatiques de l’excitation sexuelle, si bien que l’enfant ne peut douter davantage de la connexion entre les deux ; bref, bien avant la puberté, l’enfant est prêt pour l’amour excepté pour la reproduction.” («La vie sexuelle», PUF, 1969, p. 9.)

La psychanalyse n’est donc pas innocente de “l’air du temps” où elle s’est développée. Elle a pesé de tout son poids contre la vérité des enfants abusés.

Freud construira la théorie du complexe d’Œdipe sur l’abandon de sa première découverte : ce ne sont pas les pères qui sont incestueux et indignes, ce sont les enfants qui imaginent selon leur désir inconscient de relations incestueuses.

Cependant, parce qu’on ne trompe pas si aisément l’esprit, il se trouve que la vérité abandonnée par Freud est cachée dans le mythe qu’il choisit pour la démolir. (11) En effet, lorsqu’il s’appuie sur l’histoire d’Œdipe, meurtrier de son père et époux de sa mère, il croit voir représenté ce qu’il en est du désir de chacun. Mais Freud passe sous silence ce qui est arrivé avant la naissance d’Œdipe. Son père, Laïos, lorsqu’il était lui-même un jeune prince dont le trône avait été usurpé, a dû quitter son pays. Il est recueilli par un roi voisin, Pélops, dont il va séduire et violer le fils. Le jeune homme se suicide. Le roi son père maudit alors Laïos : s’il engendre un fils, sa maison entière s’abîmera dans le sang. (12) 

Certes, tout enfant a des fantasmes et doit trouver sa place entre ses deux parents, mais la légende d’Œdipe n’en est peut-être pas la meilleure figure, surtout si l’on en ignore le début.

Il y a eu heureusement des disciples de Freud pour retrouver la première découverte, refonder la pratique clinique sur elle et la développer autrement, comme Férenczi et ses descendants parmi lesquels je me situe. (13) 

Peut-être est-ce le moment de dire que la psychanalyse qui a apporté au monde la précieuse découverte de l’inconscient et de la cure par la parole a pu en même temps ouvrir la porte au déni d’une perversion. (14) 

La science ne sort pas grandie de cet épisode. Ou plutôt disons que, contrairement à cette “dictature de la raison”, chère à Freud, il convient aujourd’hui de ramener la science à la raison modeste. Abandonner la science comme religion, écouter le cœur humain. Il a ses raisons, le cœur. Il est plus fort pour démasquer le mal. Comme en témoignent Camille Kouchner et ses frères. Le cœur humain : on ne fera pas de science de l’homme sans lui. » (15) 

 

Marie Balmary, « psyahanalyste »

 

Cordialement

 

0 – Et pourquoi donc de la « réclame » ? Parce qu’il risque d’avoir un peu de mal à émerger de ce déluge d’informations exponentiel, surtout en contexte de pandémie et de crises associées diverses. Et parce qu’il risque aussi de susciter une puissante conspiration du silence …

¹ – Effectivement, il ne mérite ni un « monsieur » ni un prénom.

Matzneff

² –

³ –

4 –

5 –

6 –

7 –

8 –

9 –

* »Ça ressemble à un conte de fées scientifique », déclare le psychiatre Richard von Krafft-Ebing après la conférence de Freud sur « l’étiologie des névroses » du 2 mai 1869.

10 –

11 –

12 –

13 –

14 –

15 –

 



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