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Le Maître et son Émissaire par…


Traduction libre

(Extrait d’une conférence d’introduction donnée au Schumacher College, mai 2011, paru dans le Holistic Science Journal Volume 1 numéro 3)

« Comment en suis-je venu à écrire un livre sur les hémisphères jumeaux ? »

Dans cet entretien retranscrit, Iain McGilchrist décrit le chemin détourné qu’il a emprunté pour écrire The Master and his Emissary. Tout d’abord, en tant qu’érudit littéraire, il parle de son malaise face à la manière dont ce qui était magnifiquement complet était réduit à « une poignée de bêtises » par le processus académique de la critique, ce qui l’a conduit à écrire son premier livre « Against Criticism ».

J’étais un érudit littéraire à un moment donné. J’ai toujours eu le sentiment que le monde était plus qu’un mécanisme, même si, enfant, c’est ce que j’avais entendu. Cela ne correspondait pas à mon expérience lorsque nous sommes partis en vacances à la campagne et que j’ai pu constater que ce qui était là était complètement différent. Il y avait quelque chose de vivant avec lequel j’avais une sorte de dialogue, et je l’ai ressenti dès mon plus jeune âge. J’ai appris plus tard le mot « numineux », qui m’a été utile pour décrire ce sentiment de quelque chose d’« autre », de « spécial » et de « divin », qui planait, en quelque sorte, autour des beaux endroits. Je suppose donc que c’était présent là dès le départ et que le monde dans lequel j’ai grandi avait de plus en plus tendance à le nier.

J’ai commencé par étudier les sciences à l’école. Ensuite, j’ai étudié l’histoire et les langues, et plus tard je suis passé à l’étude des classiques. À Oxford, j’ai voulu étudier la philosophie et la théologie, parce qu’il me semblait tout à fait arbitraire d’éliminer l’idée de Dieu, tout simplement à cause de toutes les questions fondamentales que je me posais depuis l’enfance, les grandes questions telles que « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », « Que signifie simplement le fait d’être ? ». Toutes ces questions me semblaient nous conduire en dehors des termes que l’on utilise habituellement pour interpréter le monde. Et le nom que l’on choisissait de donner n’avait pas vraiment d’importance, c’était quelque chose d’autre et d’au-delà. La théologie avait donc sa place dans la philosophie, et vice versa.

J’ai fini par étudier la littérature anglaise à la place. Pendant tout le temps où je lisais de la littérature, je me disais qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas dans ce que nous faisions. Heureusement, l’approche de la littérature de John Bayley (mon superviseur) était très différente de tout type de critique littéraire schématique et dogmatique. Il avait une manière merveilleusement personnelle et intuitive d’explorer les choses. Il était doué pour attirer l’attention sur les choses qui étaient dans le ton — pour attirer l’attention sur quelque chose qui se passait et que l’on ne pouvait pas vraiment cerner.

Fondamentalement, je me demandais constamment ce que nous faisions lorsque nous critiquions des œuvres littéraires. La raison en est qu’à maintes reprises, j’ai constaté qu’après avoir apprécié la lecture d’un poème ou les œuvres d’un poète, ou apprécié un roman (ou quoi que ce soit d’autre, mais c’était particulièrement vrai pour la poésie et les pièces de Shakespeare) et que j’essayais d’en parler, je finissais par paraphraser le contenu, ce qui signifie qu’il n’était plus instancié dans les termes et les mots précis qui constituaient la poésie et qu’il devenait quelque chose de complètement différent. Ce problème touche toute la littérature, car ce que l’on obtient en la décontextualisant et en l’abstrayant, c’est quelque chose de complètement différent de ce qu’il y a dans l’œuvre elle-même — quelque chose de concret, d’individuel, d’unique, et qui est sa propre meilleure expression.

J’ai été frappé par le fait que quelqu’un, quelque part, s’était donné beaucoup de mal pour rendre les choses absolument uniques, concrètes et implicites, de sorte que les significations étaient entrecroisées d’une manière telle qu’il était impossible, sauf par violence, de les démonter — et que, si on le faisait, il ne restait plus qu’une poignée de bêtises. C’est comme déchirer une belle tapisserie. C’est exactement ce que l’on me demandait de faire — de décontextualiser, d’abstraire, de généraliser. Ce qui était frappant aussi, c’est que les faiblesses d’un poète ou d’un écrivain étaient rachetées dans le contexte de l’ensemble. Ainsi, lorsque vous en veniez à examiner ces parties qui n’étaient pas vraiment spéciales, elles n’étaient pas seulement des imperfections qui étaient en quelque sorte dissimulées dans l’ensemble ; elles faisaient en fait partie des raisons pour lesquelles vous aimiez vraiment l’ensemble.

Par exemple, Hardy a une utilisation très originale du langage et il va parfois jusqu’à utiliser des phrases qui sont disgracieuses quand on les regarde. Il invente des mots, qui sont parfois maladroits, parfois naïfs, et pourtant, ce qui nous attire dans son œuvre, c’est cette étrange distinction insignifiante, cette sorte de Hardy-ité, qui est intensément émouvante.

Et puis il y a quelque chose à propos de la perfection. Dans notre quête de la perfection, de l’abstraction, des généralités, de la certitude, nous passons à côté de l’implicite, de l’incertain, de ce qui est souvent loin d’être parfait, et qui rend la chose précieuse en soi ; c’est notre relation avec elle qui change ce que nous trouvons. Parce que lorsque quelqu’un d’autre le lit, il trouve quelque chose de différent. Il n’y a donc pas de poème unique, car il est recréé à chaque fois que quelqu’un le lit, tout comme une peinture est recréée à chaque fois que quelqu’un la regarde — il n’y a pas d’œuvre d’art unique.

C’était toutes ces choses qui occupaient mon esprit. Et j’ai eu la liberté, au All Souls College, d’écrire un livre à ce sujet, intitulé « Against Criticism (Contre la critique) ».

Dans ce livre, j’ai essayé de montrer comment la critique a dû travailler à l’encontre d’elle-même. Elle a dû travailler à la dérobée pour parvenir à ses fins. Elle devait feindre d’aller dans une direction, mais aller dans l’autre. J’essayais d’écrire pourquoi l’implicite était important. Pourquoi, lorsque vous prenez, hors de son contexte, quelque chose qui n’était pas au centre de l’attention et que vous le placez, isolé, au centre de l’attention, il devient quelque chose de complètement différent. Ainsi, le fait de démonter les choses en pièces n’était pas seulement dû au fait qu’elles n’étaient pas identiques à l’ensemble, mais que vous pouviez au moins recréer l’ensemble en les rassemblant. C’est qu’une fois que vous aviez retiré une de ces « parties », elle n’était plus du tout ce qu’elle était dans son contexte — elle était quelque chose de tout à fait différent. Elle semblait insignifiante, défectueuse. Cela m’a amené à penser que c’est dû au fait de négliger la nature incarnée de cette chose. La façon dont elle fonctionne en étant une chose incarnée ne peut être transformée en aucune autre expression pour moi l’individu incarné.

J’avais un énorme blocage mental à propos de Wordsworth. J’avais à faire un travail spécial sur deux grands poètes, parmi une sélection, et je pensais à « Wordsworth et Coleridge » car j’adorais Coleridge. Je me suis dit : Coleridge est terriblement intéressant, et je sais qu’il a un esprit fascinant. Mais ce Wordsworth ! Pour l’amour de Dieu ! Quel homme pompeux et ennuyeux ! Et tout ce qu’il disait était si banal ! Qu’est-ce que c’était ? Et pourtant les gens dont l’opinion m’importe vraiment pensent qu’il est génial — donc je dois manquer quelque chose. Je vais faire ce travail sur lui — j’aurai la consolation de Coleridge, et je pourrais même arriver à comprendre Wordsworth. Je me suis donc lancé et j’ai fini par penser que Coleridge était très bien, mais que Wordsworth était l’un des plus grands poètes qui aient jamais vécu !

Et ce revirement s’est produit en fait en raison de plusieurs moments d’« aha » ; cela s’est passé juste comme ça. Je me souviens d’un matin et même de la fenêtre où j’étais assis, où j’ai soudain compris à quel point tout cela était merveilleux ! Puis il y a eu une autre occasion où l’un de mes superviseurs (pour un tout autre travail) — nous avions déjà discuté pendant environ deux heures, dans le cadre d’un tutoriel d’une heure — m’a dit : « Je vais vous lire un passage de l’abbaye de Tintern (Tintern Abbey) ». Et j’ai failli lui dire : « Écoutez, ce n’est pas la peine de le lire, je le connais par cœur, je le lis depuis que je suis adolescent » ! En tout cas, je suis très content de ne pas l’avoir fait, parce que, quand elle l’a lu, j’ai senti que je n’avais jamais lu ce poème ! C’était aussi dramatique que ça. Je pensais que je ne l’avais jamais entendu avant.

Cela a changé ma vie. Je me souviens marchant dans la rue pour retourner à l’université, j’ai eu, vraiment, une sorte de révélation — mes pieds touchaient à peine le sol. Et je n’ai jamais regardé en arrière. C’est le genre de chose « au milieu » qui s’est produite. Ce n’était pas le genre de chose qui se produisait en démontant et en essayant de comprendre ce qui se passait dans les rouages. Il me semblait que cet « au milieur » se produisait avec un individu, et un travail individuel. C’était unique et j’étais unique. C’était incarné, j’étais incarné, et tout ce qui me concerne ne pouvait être séparé de son contexte et rendu explicite, pas plus que cette œuvre d’art. J’ai découvert plus tard qu’Aristote avait dit que les œuvres d’art sont comme des êtres organiques, comme des créatures vivantes.

Iain a ensuite entrepris des études de médecine, partant de l’intuition que le cerveau détenait la clé de la question de l’unité originelle et de sa dissection ultérieure. Ce pas vers l’inconnu a amené Iain à découvrir la relation entre les deux hémisphères du cerveau.

Lorsque j’ai lu le livre de John Cutting, The Right Cerebral Hemisphere and Psychiatric Disorders (L’hémisphère cérébral droit et les troubles psychiatriques) (OUP, 1990), qui reste un classique dans son domaine, j’ai trouvé très intéressant le fait qu’il se concentre sur l’hémisphère droit. En effet, à l’école de médecine, j’avais beaucoup entendu parler de l’hémisphère gauche, de son intelligence et de tout ce qu’il faisait ce qui nous rend humains — le langage, la raison, etc. Mais personne ne savait exactement ce que faisait l’hémisphère droit. On marmonnait un peu sur quelque chose de visuo-spatial. Qu’il faisait des choses créatives, et des choses loufoques — mais, vraiment, très honnêtement, si vous étiez un gars sérieux, vous n’alliez pas trop vous intéresser à tout cela. Mais voici un homme très sérieux et intelligent, qui avait vu quelque chose de très intéressant par pure observation pragmatique et empirique, en tant que clinicien, et après de nombreuses recherches. Il avait travaillé en neuropsychiatrie avec des personnes ayant subi des accidents vasculaires cérébraux et des tumeurs, et il avait remarqué que des choses très intéressantes se produisaient chez ces personnes lorsqu’elles avaient un accident vasculaire cérébral ou une tumeur dans une partie du cerveau. Ce n’était pas seulement un élément du fonctionnement, comme le langage ou un autre, qui disparaissait — c’était toute leur façon d’appréhender le monde qui changeait. Il a mené d’importantes recherches sur ce sujet, qui ont abouti à ce livre sur l’hémisphère droit.

Le contexte, l’« au milieu/entre-deux », etc. — tout cela m’est soudain venu grâce à la conférence que John Cutting donnait sur l’hémisphère droit. Il ne l’avait pas formulé de cette façon, mais certaines des choses dont il parlait m’ont immédiatement interpellée, car il disait que l’hémisphère droit est bien meilleur pour comprendre le sens implicite, interpréter le langage corporel, lire les visages. Il comprend le ton de la voix, l’ironie, l’humour, les métaphores, et il est en contact avec le corps plus que l’hémisphère gauche. Ce n’était que le point de départ.

Puis je suis allé à Johns Hopkins et j’ai participé à un projet de neuro-imagerie, et la question qui m’intriguait était celle de l’asymétrie du cerveau. J’ai vu très clairement, alors que j’étais assis, jour après jour, à délimiter les zones du cerveau, à comparer les volumes et ainsi de suite, que dans la schizophrénie l’asymétrie normale du cerveau est perdue. Parfois elle est inversée. Parfois, elle est préservée. Mais en général, elle a tendance à se perdre. Le cerveau normal est asymétrique. Mais dans cette situation, le cerveau n’était plus symétrique. Je ne savais pas alors, mais je l’ai appris plus tard, qu’il existe un adage dans la littérature animale : « l’asymétrie paie ». L’asymétrie est très importante du point de vue de l’évolution, et les animaux qui sont correctement asymétriques dans leur fonctionnement cérébral gagnent, et ceux qui n’ont pas de différence entre leurs hémisphères ne sont pas aussi performants. En fait, vous pouvez empêcher le cerveau d’un poussin de se latéraliser correctement en l’exposant à la lumière le dix-neuvième jour de l’incubation. Vous pouvez donc examiner expérimentalement ces poussins, qui n’ont pas un cerveau correctement asymétrique, et les comparer à ceux qui en ont un. Et ils ne s’en sortent pas aussi bien. Je ne le savais pas à l’époque.

C’est à ce moment-là que je suis tombé sur un autre livre. C’était Madness and Modernism (La folie et le modernisme) de Louis Sass (Harvard UP, 1992). Il s’agit d’un psychologue ayant une très large connaissance de la philosophie, de la littérature et des arts. Le sous-titre de ce livre est Insanity in the Light of Modern Art, Literature and Thought (La folie à la lumière de l’art, de la littérature et de la pensée modernes). La thèse de ce livre consistait à reconnaître quelque chose que je savais déjà. La lecture de ce livre m’a éclairé. Parce que j’ai vu les phénomènes que décrivent les patients atteints de schizophrénie (et à l’époque, comme je travaillais dans le NHS ‘Service National de Santé’, je passais tout mon temps avec des patients atteints de schizophrénie). Les phénomènes qu’ils décrivent sont exactement les phénomènes que le modernisme s’est efforcé de représenter et de reconstruire pour le spectateur et le lecteur. C’est un livre magnifique et subtil. Ce qu’il voulait vraiment dire, c’est que les personnes atteintes de schizophrénie ont un sentiment d’aliénation du monde, elles ont peur du monde, qui semble fragmenté, aplati et irréel, ce qui ajoute à son horreur, elles n’ont aucun lien avec lui, il n’y a pas d’affect pour elles, leur approche des choses est très technique et rationaliste.

L’une des plus belles choses qu’il souligne très tôt — et c’est tellement vrai — est que la folie, dans ce sens, n’est pas liée à un manque de raison, mais à un excès de raison, au fait de pousser la raison à l’extrême. Aucune personne raisonnable ne le ferait jamais dans le contexte, et aucune personne raisonnable n’appliquerait la raison de cette manière. Dès que vous avez commencé à voir cela, et ses manifestations dans l’art, vous avez commencé à voir quelque chose de très profondément intéressant. Mais cela m’a frappé davantage, parce que j’avais déjà pensé, avec l’aide de John Cutting, qu’en fait la schizophrénie imite la condition où l’hémisphère droit a disparu. Cela ne veut pas dire que, nécessairement, lorsque vous visualisez le cerveau d’un schizophrène, vous voyez qu’il ne se passe rien dans l’hémisphère droit et que tout se passe dans l’hémisphère gauche — ce n’est pas aussi simple que cela. Mais si vous dressez la liste des différentes choses qui sont anormales dans le monde phénoménologique du sujet schizophrène, et si vous cherchez dans la littérature organique (en matière de lésions cérébrales, d’accidents vasculaires cérébraux, de tumeurs) où vous pouvez trouver des personnes qui ont des changements similaires dans leur monde, ces insultes, ces tumeurs, ces accidents vasculaires cérébraux seront dans l’hémisphère droit. Ainsi, les personnes qui ont subi une attaque de l’hémisphère droit trouvent que le monde leur est soudainement étranger, qu’il est devenu plat. Elles manquent d’empathie, elles ne peuvent pas comprendre l’implicite, elles ne peuvent comprendre que l’explicite, elles ne peuvent pas comprendre le sens métaphorique, elles ne comprennent pas les relations humaines, elles commencent à rationaliser de toutes sortes de manières improbables, elles manquent de bon sens. C’est exactement comme le monde du schizophrène. Donc, si Louis Sass avait trouvé que le monde moderne avait l’air schizophrène, et s’il était vrai que la schizophrénie ressemble à un déficit de l’hémisphère droit, alors peut-être que notre monde avait un déficit de l’hémisphère droit. C’est ce que je pensais en 1992.

C’est à ce moment-là que j’ai vraiment commencé à rassembler des informations sur les deux hémisphères. Et c’était difficile, parce que tous les neuroscientifiques sérieux avaient été dissuadés de rassembler ces informations, parce qu’il avait été dit dans les années 60 et 70 que le langage et la raison se trouvaient dans l’hémisphère gauche, et la créativité et l’émotion dans l’hémisphère droit, et que c’était ce qui différenciait les deux hémisphères. Mais au fur et à mesure que nos connaissances ont progressé, nous avons découvert que le langage était servi par les deux hémisphères, que la raison se déroulait dans les deux hémisphères, que les deux participaient à la créativité et que les deux traitaient l’imagerie.

De ce voyage détourné, Iain est arrivé au sujet du Maître et de son Émissaire. Les deux hémisphères, au lieu d’être simplement deux moitiés de l’unité de traitement, représentent en fait deux modes de vision, à travers deux types d’attention.

Chez les animaux et les oiseaux qui ont les yeux sur le côté de la tête, il y a un croisement direct dans le cerveau. Ainsi, lorsque vous les voyez tourner la tête pour utiliser l’œil gauche, vous savez qu’ils essaient d’engager leur hémisphère droit, et vice versa. Vous pouvez donc les observer et voir ce qui se passe. Et il y a des différences significatives, fiables et cohérentes dans la façon dont ils utilisent leurs hémisphères. De quoi s’agit-il ?

La façon la plus simple de le comprendre est de penser au problème d’un oiseau qui consiste à se nourrir et à rester en vie. C’est un casse-tête, car il doit être capable, à la fois, de choisir une minuscule graine sur un fond de graviers et de cailloux qui peuvent se ressembler, de la picorer avec précision et de la manger rapidement, et en même temps, il doit garder l’attention la plus large possible vis-à-vis de ses prédateurs. Il doit donc avoir un type d’attention, qui sait ce qu’il cherche, le cherche efficacement, le choisit clairement et le consomme. Un type d’attention qui est déjà prévu, qui est acquisitif, et qui est utile. Puis, simultanément, il faut qu’il y ait un autre type d’attention, dont on ne parle pas du tout — cette attention ne doit avoir aucune idée préconçue de ce qu’elle va trouver : il peut s’agir d’un compagnon, d’un ennemi, de presque n’importe quoi. Elle doit être à l’affût, et cela peut venir de n’importe quelle direction. Il est très difficile de combiner ces deux types d’attention dans un seul esprit ; et je soutiens que la raison pour laquelle nous avons deux masses de neurones, deux hémisphères cérébraux, est que nous devons en fait être attentifs au monde à tout moment de deux manières différentes.

Maintenant, l’attention semble ennuyeuse, parce que les cognitivistes la font passer pour une fonction quelconque. Mais bien sûr, l’attention n’est pas ainsi. Une machine peut manipuler des chiffres, mais elle ne peut pas être attentive. L’attention est un aspect de la conscience. Seul un être conscient peut prêter attention. Et elle est profondément créative — elle fait partie de la manière dont nous générons réellement ce qui se présente à nous. Cela nous avertit donc immédiatement que quelque chose de très intéressant pourrait se passer ici. En fait, si vous examinez d’autres aspects des oiseaux et des animaux, vous constatez qu’ils présentent d’autres différences entre les hémisphères. Ils tissent des liens sociaux en utilisant davantage leur hémisphère droit ; ils s’approchent de leurs compagnons avec leur œil gauche. Et ils saisissent leur proie en utilisant davantage leur œil droit (l’hémisphère gauche) et la patte ou la griffe droite. Il me semble donc qu’il existe deux grandes façons de voir le monde. L’une est une conscience relationnelle, sans idées préconçues, qui s’intéresse à la formation de liens, à la vigilance et à une vision soutenue et cohérente du monde. Et une autre qui produit beaucoup de petits éléments minuscules, comme les petites pièces d’une mosaïque, qui sont très précises, mais qui en soi ne signifient rien, mais qui sont vraiment, vraiment importants — parce que sans eux vous ne pourriez ni manger ni vivre.

Alors, quand on en vient à examiner la situation humaine, est-ce que cela semble correspondre à la réalité ? La première chose que j’ai constatée, c’est que, chez les humains, l’attention soutenue, la vigilance et l’éveil sont mieux servis par l’hémisphère droit, tandis que l’attention focalisée, l’attention sur les détails, est mieux servie par l’hémisphère gauche. Les personnes victimes d’une attaque de l’hémisphère droit présentent ce qui a été décrit comme un rétrécissement pathologique de la fenêtre de leur attention. D’une manière générale, l’hémisphère droit est capable de faire les mêmes choses que l’hémisphère gauche, mais il ne les fait pas aussi bien ; tandis que les choses que fait l’hémisphère droit, l’hémisphère gauche ne peut pas du tout les faire. C’est juste que l’hémisphère droit n’est pas spécialisé dans ce que fait l’hémisphère gauche, et c’est pourquoi nous avons généralement tendance à utiliser l’hémisphère gauche pour les faire. Si l’hémisphère gauche n’est pas capable de fonctionner, vous pouvez produire une attention focalisée avec votre hémisphère droit — mais vous ne vous en donneriez normalement pas la peine.

C’est l’un des points de départ, et cela donne lieu aux différents modes d’engagement avec le monde qui distinguent les deux hémisphères. La manière phénoménologique absolument fondamentale de s’occuper du monde conduit à une image globale cohérente. Si vous ne voyez pas l’ensemble, vous devez construire un monde à partir d’éléments décontextualisés, statiques, fixes et certains, et vous obtenez une carte du monde très utile, qui vous donne certains petits éléments d’information, mais qui ne vous donne aucune idée de l’ensemble. L’hémisphère droit voit l’ensemble du tableau, voit les choses interconnectées, inévitablement dans un contexte, comme fluides et changeantes, mais le prix à payer est que pour l’hémisphère droit, rien n’est jamais certain. Il y a un compromis, si vous voulez, entre l’exactitude et la véracité. Nous avons besoin de certitude pour exister dans le monde — ou du moins pour en avoir l’illusion — et la seule façon de l’obtenir est la version partielle fournie par l’hémisphère gauche.

C’est très utile. L’hémisphère gauche sait comment enrichir ce que sait l’hémisphère droit. Et le mouvement est le suivant : les débuts de notre compréhension, les débuts de notre pensée, les débuts de notre conscience du monde, et de tout, sont desservis par l’hémisphère droit. Mais ensuite, l’hémisphère gauche arrive et fait quelque chose de très important. Il examine ce qui était auparavant implicite, il développe ce qui était auparavant comprimé, il rend claires et nettes des choses qui étaient auparavant compliquées et entremêlées, et ce faisant, il nous aide à voir des choses que nous n’aurions pas vues autrement. Mais en soi, elles ne sont jamais suffisantes, elles ne sont jamais la vérité. Et cela signifie que notre vision de l’hémisphère gauche doit retourner au vaste contexte que détient l’hémisphère droit et l’enrichir. C’est un processus dialectique. Vous avez A suivi de B, qui ne nie pas A, mais qui enrichit et déploie un aspect de celui-ci, et qui est repris dans la synthèse des deux. C’est exactement ce que Hegel appelle le processus de floraison — lorsque le bourgeon est ouvert, il est remplacé par la fleur complète, et la fleur ne peut pas exister si le bourgeon existe. Par essence, la fleur est donc, dans un certain sens, contraire au bourgeon ; et pourtant, d’une certaine manière, elle est le déballage ou le déploiement du bourgeon. Et, sans la fleur, il ne peut y avoir de fruit. Le fruit est, si vous voulez, la négation de la fleur, mais il est aussi l’accomplissement de la fleur. Cette relation, où une chose succède à une autre par une dialectique apparemment contraire, mais qui en fait l’accomplit, est un thème sur lequel nous reviendrons sans cesse.

Iain en arrive au titre du livre, à savoir comment les deux modes d’attention représentés par les deux hémisphères ont été entraînés dans une relation déséquilibrée.

Le titre de mon livre, Le maître et son Émissaire, en est l’illustration. C’est quelque chose que j’ai trouvé chez Nietzsche. Dans cette histoire, il y a un maître spirituel sage qui dirige si bien une petite communauté qu’elle prospère et se développe. Il réalise qu’il ne peut pas s’occuper de tout ce qui est nécessaire à la santé et au bien-être de sa communauté ; mais il réalise aussi quelque chose de beaucoup plus important, qui n’est pas qu’il ne peut pas le faire, mais qu’il ne doit pas le faire, même s’il le pouvait. Parce que s’il essayait de le faire, il perdrait quelque chose d’autre. Il serait moins lui-même, et ne saurait pas les choses qu’il sait. Il devait rester là où il était. Et il nomme donc le plus brillant et le meilleur de ses ministres pour aller faire son travail en son nom. Cet émissaire part avec de grands espoirs du maître pour faire ce travail, et le maître doit faire confiance à son émissaire et ne pas savoir ce que sait l’émissaire. Il le sait. Mais l’émissaire ne sait pas ce qu’il ignore. Il s’en va et réfléchit : « Écoutez, je suis occupé à faire le tour de cet endroit, je fais tout le gros du travail ici, je suis celui qui comprend ce qui se passe, je suis celui qui fait bouger les choses ». Et ce maître, c’est très bien pour lui, d’être assis chez lui, accroupi, avec un sourire séraphique, mais que sait-il ? Alors il prétend dans ses voyages qu’il est le maître, et il revêt le manteau du maître. En conséquence, le domaine tombe essentiellement en ruines, parce que, à la manière de Rumsfeld, cet émissaire ne sait pas ce qu’il ignore.

Et plus tard, je suis tombé sur cette phrase d’Einstein, selon laquelle « l’esprit rationnel est un serviteur fidèle et l’esprit intuitif est un cadeau précieux : nous vivons dans un monde qui vénère le serviteur et a oublié le cadeau ».

***

Le Dr Iain McGilchrist est psychiatre, chercheur en neurosciences, philosophe et spécialiste de la littérature. Il est membre Quondam du All Souls College d’Oxford, membre associé du Green Templeton College d’Oxford, membre du Royal College of Psychiatrists et ancien psychiatre consultant et directeur clinique du Bethlem Royal & Maudsley Hospital de Londres. Il a été chercheur en neuro-imagerie à l’hôpital Johns Hopkins de Baltimore et membre de l’Institute of Advanced Studies de Stellenbosch. Il a publié des articles originaux et des documents de recherche dans un large éventail de publications sur des sujets de littérature, de philosophie, de médecine et de psychiatrie. Il vit par ailleurs sur l’île de Skye. Il est convaincu que l’on ne peut comprendre l’esprit et le cerveau qu’en les considérant dans le contexte le plus large possible, celui de l’ensemble de notre existence physique et spirituelle, et de la culture humaine plus vaste dans laquelle ils s’inscrivent — la culture qui contribue à façonner notre esprit et notre cerveau et qui, à son tour, est façonnée par eux.

Site d’Iain McGilchrist : https://channelmcgilchrist.com/. Son nouveau livre qui est un tour de force : The Matter With Things: Our Brains, Our Delusions, and the Unmaking of the World (2021 ; 2 volumes totalisant 2997 pages)



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