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L’évolution explique-t-elle les faits sociaux ? – Afis Science


Peut-on expliquer les comportements humains et les faits sociaux en invoquant un processus évolutif qui aurait déterminé, selon une chaîne de causalités bien définie, leur apparition et leur perpétuation ? La question relève de la recherche scientifique et concerne des disciplines variées (anthropologie, biologie, psychologie, écologie, sociologie…). Elle présente aussi d’inévitables répercussions dans le débat public, parce qu’elle rencontre des interrogations sur la nature de certaines caractéristiques de nos sociétés présentes ou de leur passé récent. Ces interrogations concernent par exemple les inégalités liées au genre, les inégalités de richesse, ou même – à des époques que l’on peut espérer révolues – les spéculations concernant des inégalités de « race » venant justifier des politiques de persécution. Sur tous ces sujets, des théories invoquant la description scientifique (ou supposée telle) de l’évolution de certains traits (sociaux, biologiques) ont pu être invoquées, soit pour justifier un état de fait, soit au contraire pour le combattre. Ainsi, il existerait un « paradoxe nordique » concernant les différences de genre [1] : selon une explication de ce paradoxe, les femmes seraient déterminées à choisir d’autres métiers que les hommes par leur simple constitution biologique, au-delà même des déterminations sociales et culturelles. A contrario, le militantisme communiste, qui postule l’avènement nécessaire d’un stade historique rendant caduc le régime de production capitaliste, a pensé trouver confirmation de sa conception de l’histoire dans les thèses évolutionnistes de l’anthropologue Lewis Morgan. (voir l’encadré ci-dessous).

Social ou biologique : un faux dilemme ?



Dans le débat public, les théories évolutionnistes sur les faits sociaux sont parfois présentées sous l’angle d’une opposition binaire entre explications sociales et explications biologiques. Il y aurait d’un côté des partisans d’une origine purement sociale des phénomènes (position que certains qualifient parfois de « constructivisme social »), de l’autre des partisans d’une origine purement biologique des phénomènes. Les seconds sont généralement accusés de « réductionnisme » : ils réduiraient à de simples déterminations biologiques les phénomènes étudiés, en éludant l’influence éventuelle de facteurs sociaux mal élucidés. Un tel débat fait rage, dans les médias et les réseaux sociaux, concernant les inégalités entre hommes et femmes.

Cependant, il faut souligner que cette opposition entre deux types d’explications, outre qu’elle est théâtralisée par les engagements idéologiques des uns et des autres, est potentiellement fallacieuse. En effet, les deux types de détermination peuvent parfaitement être à l’œuvre simultanément. La question posée doit alors se ramener, plus modestement, à la pertinence de chaque explication selon le contexte précis dans lequel le phénomène est étudié.

Par analogie, prenons l’exemple du mouvement d’un ballon de football. Si l’on veut décrire le mouvement de ce ballon sur un plan lisse suite à une impulsion initiale (par exemple un coup de pied de footballeur) et en fonction de divers obstacles, les lois de la mécanique newtonienne sont l’outil adapté. Mais si l’on veut décrire le mouvement de ce ballon tout au long d’un match précis, l’explication pertinente fera peut-être appel à une analyse de la configuration tactique des deux équipes, du style de jeu propre à chacune (avec peut-être une tradition à rechercher dans l’histoire du club), ou bien des conditions économiques d’exercice de l’activité de footballeur (et de leur impact sur, par exemple, la préparation physique et la motivation à gagner). Pourtant, dans ce deuxième cas, le ballon continue bien d’être soumis aux lois de la mécanique newtonienne : l’explication sociale ne nie en rien le déterminisme mécanique du mouvement.

De même, si l’on soupçonne une détermination biologique à l’œuvre dans un fait social (ce qui sera fréquemment le cas, puisque tout comportement humain est ancré, en dernière instance, dans un substrat biologique), cela n’empêche pas de rechercher également des déterminations liées aux institutions, aux traditions et aux multiples interdépendances dans lesquelles nous sommes insérés et qui nous poussent à nous conduire d’une certaine façon. Ceci d’autant plus que les sociétés humaines contemporaines sont extrêmement complexes et qu’il paraît improbable qu’elles n’aient aucune influence propre sur certains plans (comme par exemple les inégalités de genre) ; et que, par ailleurs, la biologie a du mal à rendre compte des différences entre sociétés et des changements sociaux au sein d’une même espèce, Homo sapiens.

Enfin, il faut remarquer que si l’influence du biologique sur le social est une évidence, l’influence réciproque peut également exister. Ainsi, le social (au sens le plus large : économie, pratiques alimentaires, etc.) peut exercer une pression évolutive sur le biologique par le biais de la sélection naturelle. Une telle pression est envisagée pour expliquer la prévalence de la persistance de la lactase chez les humains de certaines régions du globe : le développement du pastoralisme et l’accès à une ressource alimentaire nouvelle (le lait des animaux d’élevage) auraient favorisé la sélection d’individus assimilant mieux le lait à l’âge adulte.

Science et pseudo-sciences ne se positionne pas dans ces débats politiques, moraux et philosophiques. À travers ce dossier, nous nous contentons de proposer un bref tour d’horizon, forcément partiel, des questionnements scientifiques sur le sujet de possibles explications évolutionnistes des faits sociaux.

Ces tentatives d’explications sont multiples. D’une part, elles font appel à des disciplines et des temporalités différentes (certaines sur un temps très long à l’échelle de l’évolution biologique des espèces, d’autres sur un temps plus court à l’échelle de l’évolution des formes sociales et culturelles). D’autre part, la plupart de ces théories restent débattues, pas forcément sur le plan de l’établissement des faits, mais plutôt de leur interprétation et des enseignements que l’on peut espérer en tirer.

Les découvertes récentes en paléoanthropologie, mais aussi le réexamen poussé, grâce à de nouvelles techniques, de découvertes anciennes, ont donné lieu à de nombreuses spéculations sur les caractéristiques des sociétés anciennes : non seulement les sociétés humaines du Paléolithique, mais aussi celles de nos ancêtres biologiques comme Homo erectus. Les spécialistes du domaine pensent désormais que ces sociétés de chasseurs-collecteurs étaient fondées sur la coopération pour le partage des ressources alimentaires et pour la prise en charge des enfants. Des déterminants anciens, comme la bipédie, la grande taille de son cerveau et le dilemme obstétrical qui s’ensuit, auraient induit l’Homme à constituer des sociétés caractérisées par un certain degré d’« altruisme », aussi relatif et insuffisant puisse-t-il éventuellement paraître à nos yeux (voir l’article « Bipédie, gros cerveau, grand-mère et forte cohésion sociale : des spécificités humaines ? » de Florent Détroit).

Évolutionnisme et jeu vidéo



Indépendamment des débats politiques auxquels il est mêlé, l’évolutionnisme se retrouve aussi dans la culture populaire. Il est un élément essentiel, entre autres, de la célèbre série de jeux vidéo Civilization. Chacune des parties en présence (contrôlée par un joueur humain ou par l’ordinateur) y joue une nation qui, tout en guerroyant et commerçant, cherche à avancer le plus loin possible le long d’un graphe orienté, au sens mathématique du mot 1. Chaque nœud du graphe représente une avancée technique ou politique majeure conditionnée par les précédentes. Dans cette vision simplificatrice et souvent fantaisiste, le communisme dépend de l’invention du libéralisme et de la méthode scientifique, tandis que la chimie ne peut venir qu’après la maîtrise de l’ingénierie et de la poudre à canon (exemples tirés du jeu Civilization IV).



Une discipline née vers la fin des années 1980, la psychologie évolutionniste, tente par d’autres moyens de mettre en évidence l’influence de l’évolution biologique sur l’apparition de certains fondements supposés universels de nos comportements, par-delà les cultures et l’histoire humaine (voir l’article « La biologie permet-elle d’expliquer le social ? » de Laurent Cordonier). Ces bases seraient logées dans la constitution de notre cerveau et de ses « modules » prenant en charge les différentes fonctions de la cognition (voir l’article « Fonctions et mécanismes de la cognition sociale » de Christophe Heintz). Les différentes versions de ces théories évolutionnistes sont plus ou moins radicales dans leur prétention à expliquer l’histoire des sociétés et la persistance apparente de certains traits de comportements, notamment l’aptitude au raisonnement (voir l’article « La raison est-elle un produit de l’évolution ? » de Pascal Engel).

Un autre type d’approche évolutionniste s’intéresse non pas à l’apparition de traits biologiques déterminant des comportements sociaux, mais au changement des formes sociales – au sens le plus large du terme – indépendamment de tout changement biologique. Par exemple, pourquoi au sein de la même espèce (Homo sapiens) et sans différence biologique notable, a-t-on vu des sociétés passer d’une organisation de chasseurs-collecteurs à un mode de vie basé sur l’agriculture et la sédentarisation, puis à une concentration urbaine et à la constitution de véritables États ? Et pourquoi le chemin allant dans le sens inverse n’est-il presque jamais parcouru (un très rare exemple est celui des indiens Guayaki d’Amérique du Sud, qui selon Pierre Clastres auraient été contraints d’abandonner l’agriculture suite à l’invasion européenne [2]) ? Ces interrogations sont plus anciennes que celles concernant l’évolution biologique des espèces ; mais c’est à partir du XIXesiècle, avec les travaux de Lewis Morgan, que des théories scientifiques prennent corps à ce sujet. Passionnément discuté et parfois ostracisé, ce type d’explication des faits sociaux continue aujourd’hui de faire l’objet de recherches (voir les articles « Anthropologie et évolution sociale » et « Penser l’évolution sociale : quelques mauvais procès faits à l’évolutionnisme » de Christophe Darmangeat).

Contrairement à la façon dont elles sont parfois présentées, les théories que l’on retrouvera ici ne sont ni entièrement assurées, ni entièrement démenties. Ce dossier présente plutôt un aperçu de la science « en train de se faire », dans toute son incertitude, avec ses possibles impasses et ses désaccords inévitables.

Références



1 | Sørensen AE, “Gender segregation in the Nordic labour market”, février 2019. Sur nordics.info
2 | Clastres P, Chronique des indiens Guayaki, Plon, 1972.

1 Ce graphe est souvent improprement appelé « arbre technologique » : d’abord il ne remplit pas les conditions mathématiques d’un arbre, ensuite il ne fait pas intervenir que des changements technologiques.



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